Doriane Souilhol

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Revue ESSE arts +opinions, 2018

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par Nathalie Desmet

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Quelques années après le succès de Marseille-Provence 2013 et un an avant l’accueil de Manifesta, Marseille tente de reprendre les ingrédients qui ont fait sa réussite en tant que capitale européenne de la culture. Avec l’ambitieuse thématique « Quel Amour ! » et une levée de fonds importante, MP 2018 donne l’occasion au Printemps de l’art contemporain de déployer une programmation riche et plus étendue qu’à l’accoutumée. Le sentiment amoureux dont il est question est envisagé comme une déclaration d’amour faite au territoire et à l’action conjointe de ses acteurs, mais il dépasse largement la Provence, puisque le PAC a établi cette année un partenariat avec la ville de Glasgow. En envoyant douze « lettres d’amour » à des artistes écossais, simples invitations à exposer ou incitations à de véritables projets collaboratifs, le PAC prend une ampleur internationale qui sera étendue à Hambourg et Turin dans les prochaines éditions. La richesse potentielle de ces échanges pour les artistes est parfaitement représentée à la Compagnie avec Douglas Morland et Dorianne Souilhol qui ont pris à cœur une règle de jeu proposée par Francesca Zappia, commissaire à l’origine de leur rapprochement. Que faire de ces échanges, de ces moments d’interférences, de ces incompréhensions liées à l’absence d’une langue commune ? Tous deux intéressés par les questions de retranscriptions, de transmissions, de réceptions, avec un langage plastique pourtant bien différent, ont réussi à produire une exposition semblant être faite d’une seule main. Les sculptures faites de tissus moirés et de fils de fer représentant des formes sonores de Douglas Morland côtoient les objets imaginés par Dorianne Souihol autour des inventions de Graham Bell sur la communication.

La scène marseillaise s’est aussi dotée depuis 2013 d’un mécénat exemplaire pour offrir des résidences et aides à la production aux artistes à travers le réseau des Mécènes du sud. Plus de 80 entreprises s’engagent désormais auprès des structures culturelles. Il n’est donc pas surprenant que plusieurs expositions constituent la restitution de ces immersions longues dans des entreprises locales. Le Château de Servières présente par exemple le fruit de la résidence de Nicolas Daubanes dans l’un des hôtels du groupe Vacances Bleues dédié au bien-être. L’artiste plutôt habitué aux univers carcéraux s’est emparé de ce moment pour penser au repos qui s’impose à celui ou celle qui se retrouve loin de toute contrainte quotidienne. Il a vu cette parenthèse comme une mise en sourdine trop courte qui n’efface rien des angoisses, mais qui les transformeraient plutôt en bombe à retardement. Il y répond logiquement par une installation potentiellement explosive, comme pourrait l’être le retour à une vie dite normale. Une sirène militaire trouvée dans un surplus d’armée et réparée clandestinement côtoie des dessins de paysages dénués de toute présence humaine, réalisés sur des plaques de verre avec une poudre de métal projetée. Sur le sol de l’exposition des centaines de couvertures militaires, généralement amassées dans des situations d’urgence, sont prêtes à être utilisées. La sirène est branchée, et pourrait être activée à tout moment, malgré l’interdiction d’utilisation dont elle est frappée. Les dommages qu’elle pourrait causer en raison de sa puissance menacent de faire exploser les paysages sur verre contemplés longuement depuis l’hôtel. La mise à distance de l’anxiété du monde contemporain, son stress, a été pensé comme un cri que l’on étouffe ; cri que l’artiste compte raviver à la fin du PAC en activant la sirène après l’avoir ceinturée de couvertures.

Le cri se retrouvent dans plusieurs expositions du PAC : peut-être faut-il le lire comme une réponse décalée à la déclaration d’amour proposée par MP2018 ? Il sert aussi de fil conducteur à l’exposition Last Cry du Salon du Salon posant la question de la place de l’individu dans une communauté et de la nécessité de se faire entendre lorsqu’on n’est plus écouté. L’œuvre de Marianne Mispelaëre, Silent Slogan (2015), y répond avec beaucoup d’à-propos en répertoriant des gestes produits lors de manifestations et en en faisant des cartes postales. Gestes improvisés dans l’urgence de la liberté, doigts levés, bras croisés, stylos pointés au ciel, depuis 2010, l’artiste collecte sur internet ces signes de ralliement dans la contestation.

Ces actions et ces luttes collectives sont aussi présentes à la galerie Territoires partagés, où Jean-Baptiste Ganne propose une installation de boucliers de manifestations inspirés des « book blocks » utilisés en Italie en 2013. Ceux-ci faits avec les moyens du bord pour se protéger des attaques policières portent des titres de livres. Jean-Baptiste Ganne y convertit sa propre bibliothèque d’auteurs engagés autour de Bertrand Russell et son éloge de l’oisiveté contre l’aliénation du travail. Combattre littéralement par et avec le livre.

La protestation se lit aussi avec force dans l’esthétique des sculptures d’Ugo Schiavi, à la Double V Gallery dont l’exposition Rudus, Ruderis, latin de « Décombre, Décombres », présente des fragments de corps en béton figés dans une action, souvent de lutte, qui pourrait être les restes d’une guérilla urbaine pétrifiée avant terme.

La manifestation se retrouve de façon plus poétique dans l’une des expositions phares de la programmation : la première exposition monographique d’envergure de Carlos Kusnir, prenant place à la fois à la Friche Belle de mai et au FRAC. L’artiste argentin installé à Marseille depuis plus de 10 ans pense la peinture comme une série de personnages. Au FRAC, c’est la peinture qui littéralement manifeste. Dans la salle du rez-de-chaussée, des peintures aux motifs récurrents se tiennent bien debout, soutenues par des tasseaux retenus par des sacs de sable. Elles forment une sorte de défilé, dans lequel des banderoles de manifestations donnent à lire le mot démocratie. Démocratie bien fragile, puisque le i du mot est désaxé par rapport au reste des lettres et surtout parce que la banderole d’à côté, plus large, légèrement plus haute, arbore le mot coiffure. La coiffure supérieure à la démocratie donne le ton de la peinture de Carlos Kusnir. L’artiste, qui conçoit la peinture avec beaucoup de liberté et d’humour, nous laisse joyeusement dépourvus face à nos schémas de définition habituels. Des peintures irrévérencieuses desquelles peuvent aussi émaner des musiques populaires.

Il faut prendre le temps de parcourir ce PAC qui peut prendre parfois des allures de poupée russe en raison des différents réseaux qui s’y télescopent. Le soutien aux artistes qui ont choisi ce territoire, le vent de collaboration et d’échanges qui s’étend à de grandes villes européennes et la liberté expérimentale qui en découle méritent qu’on s’y intéresse un moment.

Publié le 24 mai 2018.